. Merignac .
"Les plages sont, du reste, les seuls lieux qui ne nous déçoivent jamais et que la mémoire ne salit pas."

Philippe Besson
"Nous ne sommes que des grains de sable mais nous sommes ensemble. 
Nous sommes comme les grains de sable sur la plage, mais sans les grains de sable la plage n'existerait pas."

Bernard Weber


Vendredi 8 juillet, 16h30.
Sortie 11.

L’air chaud et pesant de la ville entre par la fenêtre de ma voiture, une vieille Peugeot grise sans climatisation. Sur l’avenue John Fitzgerald Kennedy, les lampadaires défilent à pleine vitesse devenant peu à peu des lignes lumineuses dépassant des talus de terre.
La circulation en accordéon à l’heure de pointe m’arrête à de nombreuses reprises . Devant moi se succèdent des panneaux indiquant la côte, des façades commerciales. L’heure ne se compte pas en minutes mais en kilomètres. Les passants marchent, filent se bousculent. Personne ne prend le temps de s’arrêter.
L’immensité des quartiers industriels est dégradée par la corrosion de la pollution. Les barres HLM ne laissent percevoir aucun signe de vie. Lentement, une vague noire remplace le crépis coulant ne faisant plus face à la pesanteur. Seul, sur quelques balcons des moulins à vents ont été déposé par des enfants. Les fenêtres, mi-closes, laissent entrer un fin courant d’air dans l’obscurité des appartements.
C’est l’été, pourtant les rayons du soleil semblent ne former qu’un amas impénétrable de poussières lumineuses. Seul le brouillard de chaleur, opaque et dense trouve sa place. Le métal se fait doucement attaquer par des particules de sel.
Derrière le terrain vague, des structures pyramidales font surface à travers les nombreuses franchises attenantes. Tout d'un coup sorti de je ne sais où j’entends une musique aux rythmes familiers, HFT 113ème cigarette sans dormir ou peut être les dingues et les paumés je sais jamais.
Un flot de voitures me mène vers la rue Isaac Newton, où des ilots d’entrepôts s’entassent. Le goudron s’enfonce sous le poids des véhicules. Il s’use, se désagrège pour devenir sableux au fil du temps. La fraction iodée de l’air prend le pas sur l’odeur émanante de l’essence. Je laisse traverser des passants. Deux jeunes se chamaillent suivis d’un homme, plus vieux aux allures de contrebandier. La chaussée se libère rapidement, je m’engouffre sur un parking plus loin. Pas un brin d’ombre. Je sors. Toujours la chaleur dehors.
Au dessus de nous, des avions décollent et atterrissent sans cesse, l’évasion est tout près. Je descends sur le quai derrière ce magasin, un entrepôt de déchets à l’air de résider ici depuis déjà bien longtemps. Des gouttes d’eau croupie tièdes tombent des climatiseurs posés sur le toit. Je les sens glisser sur ma peau pour ne devenir que vapeur quelques secondes plus tard.
Le bruit de la houle tranche avec le vacarme incessant des pots d’échappement. Je suis attirée vers un vent nouveau, le bruit des vagues inonde mes tympans.
J’ai l’impression d’être déjà venue sans pour autant reconnaitre ce paysage, seules des synesthésies viennent à moi. Je devais avancer les yeux bandés.
Une affiche publicitaire attire mon attention. Elle est déchirée dans les angles mais on peut toujours y voir une dune, sa plage mais aussi ses parasols alignés. J’aimerais tant atteindre le sommet. Derrière moi une échelle, je m’approche et par inattention écrase un château de sable encore humide. Des cerfs volants dépassent désormais des toits, les rires des enfants me transportent au dessus du sol, je flotte. Des nuances pastels font maintenant apparition sur l’horizon.

Peut être que ce soir on atteindra l’océan.



Gênant, désagréable, strident, sont des thermes souvent utilisés pour parler de ces voitures naviguant et filant à toute allure. A tort ? J'utiliserai davantage les adjectifs : mélodieux, ou encore, enivrant, pour décrire ce qui pourrai s'avérer être le vrombissement d'une multitude de rouleaux pris à travers le même courant, dans une mer déchaînée.

Malgré l'agitation, je l'aperçois, flottant tant bien que mal sur cette houle si agitée, cette balise flottante et clignotante, passant du vert au rouge. Les flots se calment, laissant place à un silence étonnant, je traverse le passage clouté sans encombre.

J'aperçois au loin les contours d'une petite tour, qu'aborde fièrement ce restaurant côtier. Il devrait être d'autant plus fier que la nuit tombé, c'est un véritable phare, qui, de son faisceau éclairera et dominera tout cet archipel de magasins. Un fast-food, puis deux, je contourne ces drôles de châteaux et pyramides de sables, pour enfin apercevoir cette Hyper-plage, une presqu'île parmi tant d’autres.

Le parking est vaste et soigneusement quadrillé, orientant fièrement les voitures vers la mer. Je déambule entre les allées, passant difficilement entre les tôles rouillées des voitures, amarrées le temps d'un achat. Une enjambée, puis deux, et je quitte cette plage de béton pour me retrouver entouré par le plus minéral de ses composants : le sable. Je zigzague entre les serviettes et me faufile doucement vers l'entrée de l'Hypermarché.

Face à cette imposante et massive façade colorée, plusieurs images me viennent à l'esprit : un blockhaus attaqué par le sable, une épave échouée iodée par le temps, ou encore une falaise résistant autant qu'elle peut aux assauts des flots. Ma seule envie reste d'escalader ces parois rocheuses, de me hisser au sommet de cette toiture et de contempler tout autour de moi ce spectacle grandiose qui s'offre à moi. Vu de haut, tout semble différent : les mâts des bateaux longent et éclairent la route. En contrebas, des récifs de déchets menacent. A l'horizon, des paquebots d'immeubles se profilent.

La nuit tombe, la marée redescend, les courants diminuent, me laissant peu à peu redécouvrir le bitume encore humide des routes. Ebloui par le faisceau lumineux du phare, une chose est sûre, je n'ai pas vu cette plage par hasard.

Déjà vu ?
Deux femmes courants sur la plage - Pablo Picasso
" Un tableau ne vit que par celui qui le regarde "

"Qu'il est doux, quand la tempête bouleverse la mer immense, de contempler du rivage les pénibles efforts de nos semblables, non que leur détresse nous soit agréable, mais nous nous réjouissons de voir à quoi nous échappons."

Lucrèce
"Les vagues sont des illusions. Elles viennent de nulle part, prennent une apparence matérielle et, aussitôt, se brisent et disparaissent."
Miki Dora
16° 00' N, 24° 00' O



Il nous est souvent arrivé de rencontrer ce genre d’espace. Ces lieux de consommations qui nous sont familiers car semblables les uns aux autres. Une impression de déjà vu, sans pour autant y être déjà passé. Les enseignes et leurs logos, placardés aux abords de nos routes ; un véritable catalogue géant. On entend même leurs slogans dans notre tête. Ils sont là, partout, lorsque l'on change de ville, de zone commerciale et même de pays, ils nous suivent. Tous identiques, ils défilent sous nos yeux. Rien ne nous surprend, un hangar, un entrepôt, un logo trop gros, des couleurs vives, un point d’exclamation, du rouge, neuf hyperparkings, deux arbres, six places handicapés, un autre arbre, trente-huit panneaux, cinq poubelles, des peintures blanches de stationnements qui disparaissent, deux caddies abandonnés, des voitures qui roulent, qui se garent, qui s’arrêtent, elles arrivent par série. Douze sacs plastiques, deux fast foods aux pastiches architecturaux honteux, trois piles de carton. Un endroit déconsidéré, un lieu de passage, furtif et commercial. Il s’agit toujours du même type de paysage, laid et impersonnel, sans âme. Autrefois on se trouvait à la campagne, on s’évadait entre les champs et les vignes tout en se rendant en vacances, sur le chemin de la plage. Cet endroit n’a pas toujours rimé avec béton et consommation.

Maintenant, tout est sur un plan simple, pas d’obstacles, pas de marches à gravir, tout est facilité, tout se trouve sur un même niveau, une continuité entre parking et enseignes. Pourtant ces gros hangars, de forme et de volumétrie identique sont assez imposants formés d’une multitude de monolithes de sept ou neuf mètres, où notre regard ne passe pas.
Sommes nous certains d’avoir tout perçu ?
MARÉE HAUTE









Les lumières changent, crissement de pneus, arrêt sur image. Le chauffeur de bus soupir, la dame au chien traverse, l’enfant pleur et l’homme à la valise sourit : il est presque arrivé. Au loin il entend le bruit sourd des rouleaux et s’imagine seul. Un téléphone sonne, on répond. Des cris, des injures, des paroles, des mots, le silence. Un bruit de klaxon strident, l’homme dans son véhicule rouge est impatient, il a un rendez-vous important. Le bus redémarre, l’arrêt suivant sera le bon. Un panneau publicitaire : du rouge, du bleu, un slogan, un palmier, la plage. L’homme à la valise ramasse son manteau, sa valise, son chapeau et d’un geste précipité averti le chauffeur de sa descente. Les portes s’ouvrent, une douce brise s’engouffre dans la machine, le soleil l’attend.



Les premiers pas arborés sur le goudron chaud s’accompagnent d’une profonde inspiration, mais l’homme s’arrête dans son élan. L’air tant désiré semble empli de lourdes particules rendant la simple inhalation pénible. L’homme s’agrippe un peu plus à sa valise et reprend son chemin. Il lève les yeux : des hangars par dizaine se prélassent. Chacun arbore des couleurs plus vives les unes que les autres, les enseignes clignotent, les promesses de promotions se succèdent, toutes ces lumières et ces couleurs laissent à penser qu’ils sont heureux d’être là eux aussi. Cet accroissement de population ne l’arrange pas, le temps ne joue pas en sa faveur mais il sait qu’il trouvera ce qu’il est venu chercher car ce n’est pas la première fois que lui et sa valise viennent ici.



L’homme s’arrête : rouge, bleue, blanche, noire, grise, blanche à nouveau, les voitures défilent, ici les lumières régissent le monde. Le flot semble s’atténuer, quelques dernières accélérations sont prises, puis peu à peu le doux vrombissement des moteurs remplace le crissement du caoutchouc sur le goudron. Les premières chaussures s’engagent d’un pas décidé sur la chaussée, l’homme prend son temps. Il observe les lignes qui se dessinent et s’effacent sous les semelles, la route blanchie semble danser avec les piétons. Le voilà maintenant qui franchit le vieux trottoir qui légèrement courbé par le temps, semble vouloir accueillir le retour de l’individu et de sa valise. Il se retourne, les lignes se noient désormais sous une marrée de bruits et de couleurs : il est déjà trop tard. Un son familier le tire de sa mélancolie, il lève les yeux et admire l’oiseau maritime qui vient de le frôler. L’homme à la valise sourit, tous ces êtres bloqués sur leurs écrans lumineux ne lèveront pas les yeux, ils n’ont rien compris. Tout en suivant des yeux l’animal, il reprend sa marche d’une manière plus décidée : ça y est il le voit, il n’a pas changé, il l’attend.
Arrivant au bout d’un trottoir, l’homme ralentit. Il est désormais dans l’herbe, il sent les brins verts mouillés par la rosée s’emparer de ses chaussures, ses jambes ne seront pas épargnées elles non plus. Un peu plus loin, un bruit d’eau attire son attention : un filet d’eau passe. D’un saut qui lui décrochera une grimace de douleur, l’homme ridé par le temps traverse et se retrouve rapidement sur l’autre rive. Le voilà maintenant face à un parking, du carton, du papier, tout un flot de poubelles semble vouloir lui barrer le passage. Un homme fume sa cigarette : c’est l’heure de la pause. Empoignant d’une main ferme sa valise, il avance et arrive rapidement aux pieds de sa dernière ligne droite, celle-ci sera verticale. En effleurant le fer froid du barreau en face de lui, l’homme frissonne. Il baisse le regard et remarque les quelques grains de sables au sol amenés ici par le vent. Il s’agrippe au premier barreau et alors il repense à la dame au chien, à l’enfant en pleurs et au chauffeur de bus. Une fois à la moitié du parcours, il pense à ces gens qui l’ont ignoré, qui ne semblaient eux aussi n’obéir qu’aux lumières qu’ils avaient entre les mains. Il n’est plus très loin et maintenant il pense aux piétons qui dansaient, aux lignes blanches, au trottoir qui se courbait, aux herbes fraiches… Sa tête dépasse désormais du dessus du toit.




À peu près sept mètres le sépare du vacarme qui lui était devenu presque familier. Au loin, il voit encore l’arrêt de bus duquel il était descendu, le phare qui lui fait face a depuis longtemps abandonné ses fonctions. Il voit aussi l’homme à la cigarette en bas qui lui fait des signes, le petit homme se demande surement ce qu’il fait tout là-haut. Il s’assoit sur le rebord de la toiture et enlève ses chaussures, il n’avait pas senti ces grains dorés sous ses pieds depuis longtemps et retrouva avec joie ces sensations perdues. L’homme lève les yeux, son regard croise une ligne d’horizon ondulante : au loin la mer monte. Les douces vagues sont aussi belles que la dernière fois et le bruit sourd de leur chute couvre désormais le balais des voitures. Il ouvre sa valise et en sort sa serviette : il n’y a personne, seul quelques rochers couverts d’iode ont pris place sur la plage. Le voila maintenant qui marche s’enfonçant doucement vers l’écume de ses souvenirs. Sur la droite, un petit groupe de goélands se pavane et un crabe défi le monde entier de ses petites pinces. Quelques pas et ça y est, le vieil homme parvient enfin à rafraîchir ces souvenirs : le voilà les pieds dans l’eau. L’homme ou peut-être l’enfant se penche, il s’accroupit et ramasse un crustacé. Il le retourne au creux de sa main et en découvre les courbes dorées par le soleil, il décide de l’emporter. Ces pieds retrouvent le sable chaud, il avait repéré un petit palmier. Il étend sa serviette à l’ombre de la plante, retire son chapeau, son manteau, son pantalon, s’allonge et ferme les yeux se laissant doucement bercé par le doux murmure de sa mer.




Derrière lui des pas s’enfoncent dans le sable, des cris viennent se mélanger aux vrombissements des vagues. Il s’y attendait, son petit coin de paradis ne reste jamais inoccupé bien longtemps. Sa montre ne donne plus l’heure depuis un moment, mais son oeil s’attarde sur le petit cadran doré : cela fait peut être des minutes, des heures voir des jours qu’il est là, il ne sais plus. Les hommes qui se présentent à lui sont vêtus de noir, les couleurs se mélangent dans sa tête. Les paroles fusent, la sentence tombe : les toits gris des supermarchés ne sont pas faits pour les vieillards. Du coin de l’oeil, l’un d’eux remarque le vêtement mouillé posé sur la valise, il s’approche et le soulève. Le coquillage resté dans la poche droite s’échappe et glisse sur le sol rugueux : l’homme sourit. Une main s’empare de la valise, elle est lourde. D’un bruit sourd, elle tombe sur son flanc et s’ouvre : elle est vide. Devant la perplexité des deux hommes, un rictus se dessine au creux des rides du vieil homme, et d’un sourire franc et savant, celui-ci lance : “Au delà du regard, on ne perçoit seulement ce que l’on veut voir ».
EFFET MER
RÉFÉRENCES
Le principal élément du béton est le sable.